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Blog de diffusion des nouvelles, bande-dessinées, articles et plus généralement des histoires de Ben Wawe, auteur passionné de Science-Fiction, Fantastique et de Récits de l'Imaginaire.

01 Apr

Je - 2010

Publié par Ben Wawe

Je

 

 

16 mai 2010

 

Je circule. Sans me presser. Je passe entre les grands flux de circulation, laissant mes cousins transporter le nécessaire à notre survie. Je n’y connais pas grand-chose, en fait, et ça ne m’intéresse pas vraiment. En fait, je n’ai pas besoin de savoir grand-chose : ce que je dois faire m’apparaît dès que je m’approche. Ma seule fonction est de circuler entre les flux et les organes, vérifier qu’aucune cellule infectée n’a échappé à mes frères. Et laisser agir quand je suis près d’une de ces saloperies.

 

A mes côtés, un cousin se dissout de lui-même, ne survivant pas à ma présence. Son aspect extérieur était recouvert de signaux d’infection : un seul regard de ma part a suffit pour déclencher la réaction biologique présente en chacun d’entre nous, ou presque. D’autres « cousins » ont besoin que j’active moi-même les anticorps présents dans leurs organismes. C’est un peu plus sportif dans ces moments-là, mais il n’y a jamais de vrai souci. Au pire, je dois faire appel à mes frères et les choses sont réglées.

 

Bien sûr, j’ai déjà assisté à de vraies crises, de vraies infections qui ont nécessité des appuis extérieurs. Nous ne savons pas d’où viennent ces aides, ces étranges soldats qui semblent invincibles et dotés d’une discipline de fer, mais ils nous ont déjà maintes fois aidée. Nous l’acceptons : nous avons tous nos limites, et c’est uniquement dans le collectif que nous pouvons survivre.

Même les leucocytes ont leurs limites, oui. Mais nous devons toujours aller au-delà d’elles pour remplir notre fonction : protéger le corps, protéger le collectif. Jusqu’à ce qu’une cellule soit plus forte, jusqu’à ce que nous soyons aussi infectés, qu’un frère doive nous lyser, nous dissoudre. Jusqu’à la fin.

 

Je passe dans un nouveau flux, laissant mes cousins, les érythrocytes, transporter leurs lourdes charges vers les muscles, pour passer dans un nouvel organe. C’est ma ronde habituelle, mon territoire. Dès notre création dans la moelle osseuse puis le séjour dans la lymphe, mes frères et moi savons qui ferait quoi. Selon un processus bien huilé, les premiers ont choisi les premiers coins et ainsi de suite. Pas de préférence, pas de choix véritable : la logique, la rapidité, l’efficacité. Nous ne sommes pas là pour durer, mais pour faire le boulot et périr.

 

J’accepte ça. J’aime ça, même, car être utile au collectif me semble la meilleure chose à faire.

Mais c’est bien là le problème.

 

J’accepte.

J’aime.

 

Je pense.

Ce n’est pas quelque chose que je suis censé faire.

 

Je suis conscient de moi-même alors que mes frères et cousins ne semblent pas souffrir du même syndrome que moi. Ce n’est pas « normal » que je sois ainsi : ce n’est pas « normal » que je songe à ce que je vis, comment je le vis. Ce n’est pas « normal » d’accepter ma fonction : je devrais l’accepter et ne pas y penser. Ne pas penser tout court, en fait.

 

Pourtant, je ne suis pas infecté. Je veux dire, quand un frère passe près de moi, je ne me dissous pas et il ne me donne pas la chasse. J’ai l’impression que j’ai toujours pensé à moi, que je me suis toujours interrogé sur ma fonction et je n’ai eu aucune réaction.

En secret, j’ai souvent vérifié mon apparence, ma structure mais les signaux sont en état de marche et ils sont d’inhibition et non d’activation pour la lyse. De même, je ne présente aucun indice sur une éventuelle infection. Je suis clean. Mais je ne suis pas comme les autres.

 

Nous ne parlons pas, donc au fond je ne peux pas être certain que les autres ne sont pas comme moi, mais…instinctivement, je le sais. Ils ne réagissent pas comme moi à certains éléments, semblent tellement sûrs d’eux et de leurs missions. Bon, moi aussi je suis comme ça, mais ce n’est qu’une apparence…une apparence qu’ils peuvent aussi avoir, finalement.

 

Je ne sais pas ce qu’ils pensent, en fait. Je ne sais pas s’ils pensent. Mais je ne peux rien dire : ils réagiraient de suite en me faisant dissoudre. Les cellules ne doivent pas être différentes, elles doivent suivre la norme. Nous sommes nés dans la moelle osseuse, nous devons suivre notre fonction et périr pour elle. Point.

 

Autour de moi, deux autres cellules périssent d’elles-mêmes, heureuses de servir le collectif en ne le contaminant pas d’avantage. Je continue mon inspection, poussant un peu plus la visite de cet organe. Deux cellules infectées, ce n’est pas grand-chose : à chaque instant, le collectif est contaminé par un millier de cellules et aucune alerte n’est lancée. Cependant, laisser le phénomène empirer est inacceptable : l’infection est extrêmement rapide et seule l’action des leucocytes peut l’empêcher de détruire le collectif. C’est pour ça que nous sommes aussi nombreux ; nous sommes indispensables au collectif, nous sommes sa main armée pour se protéger.

 

Un de mes frères passe auprès de moi. Comme d’habitude, nous nous ignorons : nous savons quoi faire, où aller et communiquer n’est pas prévu car inutile. Nous sommes trop bien organisés comme force de frappe : dès notre création, nous savons quoi faire et où aller. Nous sommes divisés en trois grands groupes : le premier subdivisé lui-même en ceux qui absorbent les bactéries, ceux qui appellent les renforts et ceux qui s’infiltrent chez les regroupements de cellules infiltrées pour les éliminer petit à petit ; le deuxième qui sépare ceux qui libèrent des armes, des anticorps, pour détruire la cellule infectée, ceux qui coordonnent entre autres les réponses et ceux qui, de façon innée, suppriment les infectés ; et le troisième qui s’occupe de la destruction des cellules en les absorbant globalement.

Moi, je suis du deuxième groupe, je suis un défenseur « inné » du collectif. Je sais, par instinct, les cellules qui doivent disparaître pour que tous survivent. Je suis certainement un des arguments les plus efficaces de la réponse du collectif aux infections.

 

Je suis une des cellules les plus importantes.

Mais je suis infecté.

 

Je suis infecté par ces pensées, par ce « je », par ce « moi »…ce n’est pas normal, j’en suis certain. Nous ne parlons pas, nous ne faisons que remplir notre fonction. Les autres semblent heureux, accomplis, mais moi…moi, j’ai toujours l’impression que ce n’est pas assez. Que je voudrais et mériterai plus.

Mais…mais je ne sais pas pourquoi. Je ne comprends même pas pourquoi je pourrais vouloir plus ou mériter plus. Je ne fais que remplir ma fonction, mais c’est pour ça que je suis né. Alors pourquoi vouloir quelque chose d’autre ? Quelque chose que je ne peux pas atteindre ?

 

Je ne comprends pas…mais je veux comprendre. Et c’est dangereux. Parce que je n’ai pas été créé pour comprendre.

 

Peut-être que je suis infecté par une bactérie vicieuse, qu’on ne connaît pas. Peut-être que je devrais encore vérifier mes signaux et…oh. Ohoh. Pourquoi te caches-tu, toi ? Où vas-tu ?

Alors que je passais dans un flux de circulation, une cellule s’est stoppée et a changée de direction ; ce n’est pas normal. Je n’ai que rarement vu ça, et uniquement quand j’étais accompagné par des frères. C’est une bactérie, et une méchante. Du genre à pouvoir infecter beaucoup trop de cellules pour l’attaquer seule.

 

J’avise un frère spécialisé dans l’appel des renforts et je circule entre les érythrocytes pour suivre l’infecté. Mes cousins n’aiment pas que je gêne leur marche en avant mais je ne m’en soucie pas. Ma mission compte plus que la leur, pour le moment. Même si ma mission consiste à ce qu’ils ne soient pas dérangés durant la leur.

 

La bactérie passe dans un organe et accélère pour entrer dans un nouveau flux. L’imbécile. Elle croie pouvoir me prendre de vitesse alors que j’ai été créé spécifiquement pour stopper les monstres comme elle. Bien sûr, je ne pourrais pas la dissoudre seul : c’est certainement une bactérie issue de l’extérieur et j’aurais besoin de mes frères. Je dois la suivre pour éviter qu’elle n’infecte trop de cellules sur son passage. Je dois maintenir la pression.

 

Je m’approche…non, elle me laisse l’approcher. Alors que mes cousins circulent librement, je vois mon ennemie décélérer. Pour moi. Elle me veut. La bactérie croit qu’en m’infectant, elle stoppera la réponse biologique à sa présence, ou au moins la ralentira. Elle veut se reproduire auprès d’un maximum de mes cousins et de mes frères pour que tout le collectif soit infecté.

Elle veut m’abattre pour que abattre le collectif. Ca n’arrivera pas.

 

La bactérie se stoppe définitivement et circule vers moi, changeant de rythme pour aller encore plus vite qu’avant. Je l’évite grâce à deux cousins, que je sacrifie en les envoyant sur elle. Aussitôt touchés, ils commencent à se transformer mais ma présence les fait se dissoudre rapidement ; il leur faut quelques instants pour que le changement soit complet et cela me permet d’être efficace. Mais pas contre une bactérie aussi achevée et ancienne, pas contre une saloperie aussi ancienne et maligne. Pour ça, il me faudra mes frères.

 

Je dois juste tenir.

 

La bactérie tente encore de me toucher mais je l’évite. J’essaye de reculer encore mais j’avise trop de cousins derrière moi : je ne pense pas que ma présence serait assez forte pour tous les dissoudre, ils seraient trop nombreux pour que l’effet soit efficace s’ils étaient infectés. Je ne peux pas fuir, je ne peux pas reculer.

Je m’approche alors, faisant croire à la bête que je suis prêt à attaquer, mais j’évite encore son toucher infectieux. J’essaye d’intensifier mes signaux et ma recherche des siens, mais ça ne fonctionne pas. Trop ancienne, trop forte. C’est de la bactérie résistante ça, une belle saloperie oui. J’essaye de la pousser vers l’intérieur du flux et de l’empêcher de s’approcher d’un organe. Même si mes cousins nuisent à l’efficacité de notre intervention, laisser une bactérie infecter un organe serait pire encore.

Les cellules touchées, nous pouvons gérer seuls. Un organe, il faudra les soldats extérieurs – et ils ne seront pas là tout de suite.

 

Gauche, droite, recul, avance…plus vite, plus agile. J’essaye, je fais de mon mieux, mais elle est trop forte. Droite, droite…gauche. C’est de plus en plus dur. Elle s’adapte, elle sait comment j’évite maintenant. Je…gauche, gauche ! Ne pas penser. Eviter. L’empêcher de fuir.

Gauche. Recule. Recule ! Bien. Droite. Plus à droite, la prochaine fois. Elle sait qu’elle perd du temps et veut en finir. Je dois tenir. Gauche. Droite. Gauche. Droi…trop tard. Evidemment.

 

Vient le moment où mes limites apparaissent.

La bête me touche, ayant compris ma feinte et ayant joué contre moi. Je sens sa poigne putride et mortelle sur moi, je sens l’infection grandir dans mon être. Je…je suis pris. Infecté.

Dans quelques instants, je deviendrai comme la bactérie et je n’aurai plus le contrôle de mes actes. J’en profite donc pour me coller totalement contre elle, forçant mon dégoût pour ne pas être séparé. Elle se débat, veut s’échapper, mais je ne bouge pas. En faisant ça, je l’immobilise et je gagne les quelques instants qu’a besoin l’infection pour se propager. Avec ça, mes frères pourront arriver à temps.

 

Je ne les entends pas venir. Je ne les vois pas non plus, mais je sens qu’ils sont enfin là. Leur présence m’est connue par ses conséquences : l’action conjuguée des miens me fait chanceler, me fait perdre mes forces. Je…je suis dissous. Peu à peu. Collé contre la bactérie, je subis la même attaque qu’elle et l’effet sera le même.

 

Je disparais.

 

Je…je ne veux pas. Je ne veux pas…mourir.

 

Alors que mes frères s’évertuent à me faire disparaître, m’entourant pour m’empêcher de fuir, je sens en moi monter l’envie de…vivre. Je ne suis pas comme les autres, je ne veux pas périr pour ma mission. Je pensais que je le voulais, je pensais que je partageais ça au moins avec les autres, mais non.

Je veux vivre.

 

J’essaye de me décoller de la bactérie pour fuir, mais déjà mes forces ont disparu. Mes frères sont venus en nombre, nos cousins circulent en essayant de ne pas nous gêner. L’organe n’a pas été infecté, ceux dans lesquels nous sommes passés non plus du fait de notre trop forte vitesse à ce moment-là.

La mission est accomplie. Mais je meurs. Et je ne le veux pas. J’avais…j’avais tant à faire encore…à découvrir…à connaître. Qui je suis, ce que je fais, pourquoi…pourquoi tout ça…pourquoi…moi…

 

Je…j’ai du mal à penser…

J’ai du mal à…à me concentrer…je…

 

Je veux vi…viv…

 

Je…

J…

 

 

 

 

Moelle osseuse. Centre de création des leucocytes. Centre de commande du système de défense du collectif.

 

« Le leucocyte a bien été dissous.

  • Pas de problème ?

  • Le rythme cardiaque a rapidement chuté dès l’arrivée des autres leucocytes, la résistance a disparu normalement et les capacités cérébrales ont rapidement cessé de fonctionner. La bactérie a bien joué son rôle et le processus d’éradication s’est déroulé sans encombre.

  • Introduisez deux nouveaux virus dans le flux n°14 et dans le n°06 alors. Tenons ses frères occupés. Envoyez deux monocytes nettoyer tout ça. L’analyse du repos des cellules a encore montré des faiblesses dans notre gestion des personnalités ?

  • Non, pas encore.

  • Bien, continuez. Le Collectif a besoin de garder chacun à son poste, pour que le Collectif fonctionne. Restez donc bien à vos postes et prenez cette affaire comme un exemple pour tous ceux qui voudraient dire la vérité aux cellules, qui ne comprendraient pas bien le bienfondé du Collectif. Nous avons besoin d’un monde discipliné et encadré pour ne pas retomber dans l’Âge Sombre. Nous n’avons plus besoin d’individualités…nous n’avons plus besoin d’hommes. »

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