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Blog de diffusion des nouvelles, bande-dessinées, articles et plus généralement des histoires de Ben Wawe, auteur passionné de Science-Fiction, Fantastique et de Récits de l'Imaginaire.

01 Apr

Jeu, Nature et Détente - 2009 (Recueil Les Plumes de Buzz)

Publié par Ben Wawe

Jeu, Nature et Détente

 

21 juin 2009

 

De Benjamin Thomas

 

« I want to be where the sun warms the sky

When it's time for siesta you can watch them go by

Beautiful faces, no cares in this world

Where a girl loves a boy, and a boy loves a…

  • Je ne paye pas aussi cher cet hôtel pour avoir aussi peu de qualité, monsieur Ramirez. »

 

Juanita avala un cri en se retournant. Laissant tomber les draps qu’elle était en train de plier, elle fit face au directeur de l’hôtel où elle travaillait depuis deux mois à peine, ainsi qu’un client étranger. Blanc, assez grand, les cheveux châtains avec les tempes grisonnantes, il aurait été très beau dans son complet marron si son visage n’avait pas été grimaçant. Ses yeux bleus étaient posés sur elle, et il semblait serrer très fortement son attaché-case ; il n’avait pas l’air content, et monsieur Ramirez était tétanisé.

 

« Je…euh, bien sûr monsieur Denis. Je…je suis désolé, ça ne se reproduira pas…

  • J’y compte bien, lâcha-t-il tout en regardant sa montre de grande marque. Il est quatorze heures douze, votre réception m’avait indiqué que la chambre serait prêtre à quatorze heures. Qui est à incriminer : votre réception ? Votre femme de chambre ? Vous, pour avoir recruté des incapables ? »

 

Le directeur semblait atterré par les propos de l’étranger, un américain à son accent. Juanita sentait que monsieur Ramirez n’allait pas la défendre, et c’était prévisible : leur hôtel avait apparemment besoin de clients importants et fortunés avec cette Crise, et il était en train de jouer sa crédibilité face à quelqu’un qui semblait réunir ces deux qualités fondamentales. Elle était terrifiée à l’idée qu’il la licencie, mais elle ne pouvait ouvrir la bouche pour se défendre ; elle était comme paralysée.

 

« Je…euh…ça ne se reproduira plus…

  • Vous l’avez déjà dis, monsieur Ramirez. Est-ce un aveu d’incompétence ? »

 

L’homme semblait vouloir le forcer à se positionner devant lui, et la jeune femme de vingt-deux ans croisa soudainement son regard. Sans prévenir, il s’était tourné vers elle et la fixa de longues secondes, où elle put parfaitement voir que derrière leur beauté, ses yeux d’un bleu si pur ne reflétaient aucune émotion. Il se fichait complètement de son destin, il voulait trouver un coupable et le faire payer car ça devait être ainsi qu’il fonctionnait.

 

« Non ! Non, bien sûr…euh, et bien je pense que mademoiselle a…je pense qu’elle a tout simplement mal effectué son travail. Voilà. Je…je pense qu’elle n’a pas su suivre nos indications.

  • Donc ?

  • Donc elle est renvoyée. »

 

Monsieur Ramirez se tourna alors vers Juanita. C’était un petit homme, bien plus petit que l’étranger ; celui-ci semblait d’ailleurs être l’antithèse du directeur. Si l’américain était grand et séduisant, bien habillé et d’apparence parfaitement sec, Ramirez était gros, vêtu d’un costume mal assorti et mal taillé, dégoulinant de sueur et tout sauf intéressant.

Ses lunettes n’arrêtaient pas de glisser sur son nez fin, et la jeune femme ne vit que de la détresse dans ses yeux. Elle savait qu’il était un homme bon, qui lui avait donné cet emploi pour nourrir son petit-frère, mais il n’avait pas le choix. Il ne pouvait pas perdre la face devant le client, et pour ça il devait la sacrifier.

 

Elle savait qu’il n’aimait pas ça, qu’il était déchiré entre sa volonté et son obligation, mais ça ne changeait rien. L’étranger le forçait peut-être, mais c’était bien lui qui la licenciait. Elle allait être jetée à la rue, dans ce Paraguay sauvage qu’elle détestait mais dont elle n’avait jamais pu s’enfuir.

Elle allait retrouver la misère et l’étranger ne s’en souciait pas : il voulait une sanction, il l’avait ; qu’importe les conséquences.

 

 

 

« John ? C’est Michael Denis. Bonjour.

  • Michael? Déjà?

  • Je viens d’arriver à l’hôtel, je vais m’atteler à boucler le plus rapidement possible le dossier pour revenir à Washington dans la semaine.

  • Tu ne veux pas profiter de l’hôtel ? Ce n’est pas le meilleur de la ville, mais j’ai vu sur Internet qu’il avait une jolie piscine et était entouré d’une forêt.

  • Je sais, je suis passé devant. Ça ne m’intéresse pas. Je dois faire signer les contrats et revenir pour m’occuper de notre affaire au Nicaragua.

  • Michael, si je t’ai envoyé là-bas, c’était pour que tu prennes quelques jours de vacance. Tu travailles de trop : premier au bureau le matin, dernier le soir. Tu dois souffler, profiter. Tu aurais dû venir avec nous, d’ailleurs.

  • Je souffle quand je rentre le soir, John, ne t’inquiètes pas, et je suis très bien ici. Je suis simplement un travailleur consciencieux.

  • Ouais…si on veut. Si j’avais d’autres commerciaux comme toi, vous n’auriez plus besoin de moi !

  • Hum. Je pense aller rencontrer les responsables de notre usine de soja pour voir les terrains qu’ils souhaitent acquérir dès cet après-midi. Je crois qu’ils ne sont pas informés encore de mon arrivée et je souhaite profiter de cet effet de surprise pour m’affirmer et reprendre en main la plantation.

  • Es-tu sûr du programme que tu m’as envoyé par mail ?

  • Parfaitement, j’ai plusieurs fois refait les comptes : cela sera parfait.

  • Nous allons certes gagner plus d’argent avec ces nouveaux terrains, mais tu prévois aussi des licenciements en masse.

  • Oui. Je pense qu’en investissant dans ces nouveaux terrains et en faisant venir des machines américaines, notre production augmentera assez rapidement pour nous permettre de rentrer dans nos frais.

  • Notre compagnie est connue en Amérique du Sud pour être « humaine » : c’est ce qui fait que les gouvernements nous laissent nous installer là-bas sans problème, que nous n’avons pas beaucoup de souci avec les grèves et syndicats. J’apprécie ça, et je ne veux pas que ça change.

  • S’il y a de tels soucis, ils doivent être réprimés par la police, tout simplement.

  • Oui…mais ce n’est pas non plus une solution, n’est-ce pas ? Avec Internet et la Crise, une sorte de chasse aux multinationales est lancée, et si quelqu’un trouve que l’une d’entre elles agit « mal » avec ses employés des usines délocalisées, nous pouvons rapidement être mis au ban des achats des consommateurs. Nous ne pouvons pas prendre un tel risque.

  • En même temps, il s’agit du Paraguay : si la CIA a fait partir Stroessner en 1989 et que le pouvoir a apparemment changé, le parti qu’il avait fondé est toujours dans les arcanes des ministères et les vieilles techniques restent d’actualité dans beaucoup de régions…dont celle-ci. Malgré la victoire de l’ancien évêque, nous pouvons encore nous permettre de faire comme nous le voulons dans un territoire aussi reculé que celui-ci.

  • Je sais. Je ne suis juste pas sûr de vouloir faire ce que tu préconises.

  • Pourquoi ?

  • Nous allons mettre beaucoup de monde au chômage, Michael. Même si ce sont des sud-américains, ils restent des consommateurs ; et même si la police nous aidera à pacifier les licenciés, ça se saura et nous risquons de perdre une part de marché dans le secteur.

  • Nous gagnons surtout par notre marché intérieur, non ? Le risque de perte n’est pas si grave.

  • Moui…je ne sais pas. Je pense que nous devrions encore y réfléchir. Je t’appelle demain, pour te dire ce que j’en pense. Mais pour le moment, tiens-toi à ce que nous avons dit : tu vas acheter les terrains, et nous verrons demain pour ton idée. Bonne journée, mon ami.

  • Bonne journée. »

 

Michael Denis raccrocha le téléphone satellite qu’il avait caché dans le double-fond de sa valine avant de le projeter violemment contre son lit ; il rebondit lourdement avant de tomber sur le sol, mais il n’était pas cassé. Il aurait pourtant voulu le voir exploser en mille morceaux, ça aurait peut-être fait passer sa rage. Peut-être.

 

John voulait le parasiter, il voulait le faire couler. Depuis quelques mois, Michael s’était rendu compte que son « ami » commençait à être plus prudent avec lui, à lui confier moins d’affaires et de secrets de la compagnie…comme s’il se défiait de lui, se doutait de quelque chose. Mais c’était impossible : il avait toujours couvert ses traces, avait fait passer pour des heures supplémentaires et du zèle ses détournements de fonds et les manœuvres pour les cacher.

Michael était un maître dans l’art de prendre sans se faire repérer : il avait été formé par le meilleur, et s’était retrouvé dans la compagnie de John parce que son mentor s’était finalement fait prendre. Gordon G. ne l’avait pas lâché, mais il avait dû se séparer de tout ce qui le liait à lui ; Jerry avait cru récupérer un ancien jeune loup de Wall Street qui avait passé deux années vides, mais c’était tout simplement parce qu’il avait réussi à effacer tous liens avec son ancien ami. Il s’était fait passer pour un financier qui s’était retiré pour se ressourcer, et le recruteur n’y avait vu que du feu.

 

Il avait ainsi passé quelques années à se faire oublier, à être un commercial porté sur l’Amérique du Sud où il pouvait gagner de l’argent et en prendre un peu pour lui, en s’arrangeant avec les autorités locales. Le Paraguay avait toujours été une de ses destinations préférées, comme Gordon le lui avait jadis conseillé, mais d’autres pays étaient très accueillants pour les gens comme lui.

Ainsi, il avait pu retrouver le luxe qu’il avait été obligé d’abandonner quand son mentor avait finalement été arrêté, et il n’était pas loin d’avoir assez de capital pour lancer une OPA agressive et surprise sur la compagnie de John.

 

Depuis le début, Michael avait été intéressé par cette entreprise d’agro-alimentaire, qui savait naviguer entre les crises et avait un fonds de clients intéressant en Amérique du Nord. Il avait beaucoup d’idées et saurait quoi en faire, mais John ne lui avait jamais permis de les mener à bout ; toujours, le fils de Jerry, qui s’était révélé un requin bien moins violent que Gordon mais presque aussi efficace, l’avait empêché de confirmer les avancées faites par le créateur de la compagnie sous ses conseils.

 

En fait, John était un faible que son père avait nommé à la tête de sa société après sa troisième crise cardiaque ; le vieil homme était bien conscient des aptitudes de son fils, mais il avait la déficience d’aimer son enfant et de vouloir le voir suivre ses traces. Michael s’était bien gardé de contester son choix, applaudissant évidemment à la cérémonie d’investiture. Il avait cru pouvoir manipuler le jeune PDG, mais avait été surpris de voir que John refusait clairement d’être téléguidé par quiconque ; il avait une « vision » pour la société, née de ses voyages dans le Tiers-Monde et des stupidités pacifiques et écologiques recrachées par les gamins de son âge.

John était un fils-à-papa à la tête d’une compagnie bien trop importante pour lui, et il voulait en faire une société « propre ». Michael ne pouvait accepter ça, et c’était à partir de ce changement qu’il avait intensifié ses détournements pour pouvoir prendre possession de la compagnie.

 

Seulement, il semblait bien que son patron se doutait de quelque chose : de moins en moins, il lui demandait son avis ; de moins en moins, Michael était intégré aux réunions en petit comité où John prenait la majorité de ses décisions ; de moins en moins, les informations importantes passaient par lui.

Il savait bien que tout ça indiquait une mise à l’écart progressive, et cela ne pouvait vouloir dire que deux choses : soit John voulait se débarrasser d’un vestige de l’époque paternelle et ainsi foncer tête baissée dans sa stupidité zen, soit il s’était rendu compte de ses pratiques et voulait le forcer à réagir, à faire une erreur.

 

Dans aucun des cas, Michael n’allait se laisser faire. Gordon lui avait toujours dit de ne jamais lâcher tant que la victoire totale n’était pas acquise, et il allait suivre ses conseils ; le hippie allait voir ce qu’un vrai homme avait dans le ventre.

 

 

 

C’était proprement insupportable et inacceptable.

Jamais il n’avait été traité comme ça : même en Argentine, durant les difficiles crises monétaires, on l’avait au moins reçu avec les honneurs, il ne s’était pas retrouvé tout seul sur un chantier d’apparence déserté par ses travailleurs. Il avait été amené ici par un taxi, ayant préféré venir par ses propres moyens plutôt que de prévenir les employés ; il n’avait pas confiance en eux, en fait. Ils étaient toujours prêts à faire la grève, à crier pour leurs « droits » et pour des « privilèges »…il n’aimait pas discuter. La compagnie avait des négociateurs pour ça, mais ceux-ci devaient suivre les directives de la tête, et elle était devenue folle.

 

Michael était entouré de bâtiments frustres, laids et sûrement irrespectueux des normes de sécurité, même celles en vigueur en Amérique du Sud. Un grand entrepôt à la toile froissée, deux tracteurs sales et rouillés, une cabane prête à s’écrouler et plusieurs camions fatigués semblaient être les seuls résidents de l’endroit, et il ne pouvait que fulminer ; même si sa venue n’était pas prévue, personne ne travaillait ! La compagnie ne payait pas ces types pour ne rien faire ou ne pas venir à leur boulot !

Malgré ce qu’avait dit John, il y allait avoir des licenciements.

 

« Ohé ? »

 

Personne ne répondit, et Michael serra les dents ; il détestait attendre. Il avait un avion à prendre rapidement pour voir ce qu’était en train de comploter John et pour essayer de calmer Jordana, sa femme. Celle-ci était sous antidépresseurs depuis qu’elle avait découverte sa liaison, et il avait usé de ses relations pour qu’elle soit quasiment continuellement « calme » et déconnectée de la réalité. Seulement, il savait bien que si elle ne prenait pas régulièrement son traitement, elle redevenait elle-même et essayait de s’enfuir…et il ne pouvait accepter ça.

Sa place dans la compagnie demandait une certaine stabilité envers ses collègues mais aussi leurs clients : on faisait plus facilement confiance à un homme marié qu’à un célibataire, capable d’être en retard parce qu’il avait fêté tard. Il devait donc garder Jordana, prétexter qu’elle était malade et ainsi s’attirer la pitié d’autrui ; c’était une assez bonne technique de vente. Evidemment, il avait toujours quelqu’un avec elle pour la surveiller, mais Jordana était totalement terrifiée par lui, et si elle essayait de s’enfuir avec Anna qui la gardait, elle s’arrêtait de suite dès qu’il était là. Il sentait qu’elle tenterait encore quelque chose durant son absence, et celle-ci devait alors être doublement courte.

 

« Il y a quelqu’un ? »

 

Michael parlait bien espagnol et essayait de crier le plus fort possible, mais…personne ne répondait. Il posa son attaché-case sur le sol et hurla à nouveau, mais sans succès.

Les mains sur les hanches, lassé, il réfléchissait à ce qu’il pouvait faire : appeler John semblait l’idée la plus efficace et le plus intéressante, mais cela voudrait dire qu’il devrait attendre que son « patron » prenne l’initiative de sanctionner un tel comportement, et il savait que cela ne viendrait pas facilement. Il n’avait aucune envie de rester longtemps ici, et surtout de laisser une telle attitude impunie ; John agirait très certainement comme la lavette qu’il était, et ne ferait pas grand-chose contre les employés…alors qu’ils l’avaient humilié.

 

Oui, Michael était humilié par l’absence de ces pauvres types, qui n’étaient même pas là pour l’accueillir…lui ! Bien sûr, il n’avait pas prévenu de son arrivée, mais il était une sommité, quelqu’un d’important, bien plus qu’eux ; il était insupportable qu’on ne vienne pas s’occuper de lui, qu’on ne fasse pas attention à lui. Sa garde-robe valait plus que ces mecs, merde ! Il méritait au moins un peu plus de…

 

« Quoi ?! »

 

Un des tracteurs s’alluma derrière lui, alors qu’il semblait n’y avoir personne à l’intérieur quelques secondes plus tôt. Michael fronça les sourcils : une surprise, une farce ? Il n’aimait pas ça, jamais.

John avait fait organiser des journées « détente » à la compagnie, où chaque employé pouvait faire une « blague » à un autre et ainsi faire rire tout le monde ; il trouvait ça stupide. La compagnie était faite pour gagner de l’argent, pas pour s’amuser. Son « patron » avait aussi organisé ces derniers jours un séminaire quelconque pour se « découvrir tous ensemble », mais il avait refusé d’y participer. Il savait que c’était mal vu, mais il préférait préserver ses intérêts et travailler plutôt que de faire mumuse. De toute façon, John n’était qu’une lavette qui n’avait jamais le courage de faire ce qu’il fallait faire au moment adéquat, et il n’oserait pas le sanctionner pour cette absence.

 

« Sortez de là ! Sortez de là immédiatement ! »

 

Il n’aimait pas crier en espagnol, mais il n’avait pas le choix. D’un pas décidé, Michael s’approcha du tracteur, bien décidé à s’en prendre à son conducteur. La machine fonctionnait toujours, mais était à l’arrêt ; il ne parvenait pas à voir comment était l’employé, étant sous un mauvais angle de l’engin, mais ça n’avait pas d’importance, il découvrirait bien assez tôt la face de son premier licencié de la journée.

 

« Je vous ordonne de sortir ! Je ne le répéte…

  • Yaaaaaaaaaaa ! »

 

Une sorte de petit être fut propulsé de la cabine du tracteur vers l’extérieur. Il allait si vite que Michael ne pouvait voir à quoi il ressemblait, ombre volante et fine qui retomba juste à côté de lui. Il baissa aussitôt les yeux pour découvrir ce que c’était, mais une violente douleur le poussa alors à hurler et à se tenir le bras gauche ; il ne savait pas ce qu’il avait, il ne savait pas ce qu’il était passé mais il avait mal comme jamais il n’avait eu mal. Il criait plus qu’il ne le pensait possible, sentait les larmes couler le long de ses joues et se retrouva à genoux, incapable de bouger et tâtonnant son bras pour savoir ce qu’il y avait. Rapidement, il glissa ses doigts le long de sa chair pour trouver sa main et essayer d’y déloger la chose qui pouvait s’y trouver et lui faire une telle souffrance, mais…il n’y avait rien.

Il n’y avait plus rien à l’extrémité de son poignet.

 

Alors, Michael hurla encore plus fort, encore plus sauvagement. Il posa ses doigts tremblant sur son moignon, sentant le sang couler de la blessure d’apparence très nette, presque chirurgicale. La douleur était terrible, mais le pire était de se rendre compte qu’il avait une main en moins, que le bout de chair qui était sur le sol était sien et que sûrement personne n’arriverait à lui remettre.

Michael allait devenir un handicapé, un faible – tout ce qu’il avait toujours détesté. Il venait de passer beaucoup de crans dans la chaîne alimentaire, et n’arrivait pas à le supporter.

 

Alors qu’il baissait les yeux pour voir sa main tranchée, il sentit une vive douleur au milieu du front, et releva la tête pour faire face à un être petit, frêle, quasiment nu et tenant une machette recouverte de sang…son sang. Il portait un pagne et différentes peintures sur le corps, ainsi qu’un masque étrange sur le visage ; sa peau était extrêmement sombre, et il approchait dangereusement son arme vers Michael.

 

« Non…noooon ! »

 

Sans savoir ce qu’il faisait, celui-ci tomba sur ses fesses et essaya de reculer, incapable de se contrôler. Il ne voulait pas se faire tuer par un type comme ça, par un échappé de l’Histoire ou un dingue qui voulait vivre sans ses ancêtres. Il avait répété des dizaines de fois à John d’engager des gardes pour sécuriser leurs chantiers et autres terrains, mais il avait toujours refusé pour « faire confiance aux locaux »…sauf que là, les « locaux » essayaient de le tuer, lui, à la machette !

 

Michael parvint à se relever sans savoir comment et se mit à courir vers la jungle, incapable de pouvoir former une pensée cohérente en dehors de sa colère envers John. C’était lui le responsable de tout ça, lui qui l’avait forcé à venir ici avec ses organisations hippies et la mise à l’écart qu’il avait exercée contre lui, mais il devait avant tout se concentrer sur sa survie – seulement, il ne savait pas comment faire.

Jamais il ne s’était intéressé à la géographie de la jungle en dehors de ce dont il avait besoin, et il lui avait été assez clair que ces terrains n’avaient aucune importance à ses yeux. Il s’enfonçait entre les arbres, respirant difficilement, ne voyant rien et il ne savait pas du tout où il allait.

 

Se tenant le moignon, passant au-dessus d’herbes et de branches folles, Michael se sentait prisonnier de ces feuilles, qui l’étouffaient et l’empêchaient de voir le soleil ; la chaleur était terrifiante, bien pire qu’avant, et il sentait tout son costume se coller contre lui. Il détestait ça.

Il avait mal, était perdu et avait de plus en plus de difficulté à respirer, et il ne savait pas pourquoi. Peut-être qu’on l’avait empoisonné avec la lame, peut-être que quelque chose était dans l’air, mais il sentait son cœur prêt à être expulsé de sa poitrine ; pourtant, il faisait du sport, cela ne pouvait être un manque d’endurance.

 

« Yaaaaaahaaaaa ! »

 

Un être plus grand apparut soudainement dans son champ de vision, lui aussi armé d’une machette mais bien plus musclé que l’autre. Par un réflexe dont il ne se croyait pas capable, il se baissa et sentit la lame pénétrer dans le bois derrière lui, emmenant avec elle plusieurs touffes de ses cheveux.

Sans attendre plus, Michael se remit à courir, recueillant entre ses doigts son sang, qui coulait de sa plaie. Ils devaient le repérer grâce à ça, mais il n’avait aucune idée de comment bander son moignon et faire arrêter l’hémorragie. Il était conscient que ça pouvait le tuer, mais jamais il n’avait voulu suivre des cours de secourisme ou autre moyen de s’en sortir en plein jungle ; lui, il rasait les jungles.

 

« Putain…putain…putain… »

 

Il avait du sang plein la bouche, de la sueur sur le front et des fourmis dans le bras. Ses jambes semblaient peser le double de son corps, et il avait des étoiles plein les yeux ; sa plaie devait l’empêcher d’être pleinement conscient, et il zigzaguait entre les arbres, incapable de se diriger véritablement.

 

« Haff…Haff…Haff… »

 

Michael n’en pouvait plus.

Il avait perdu la notion du temps et de l’espace, et il lui semblait que tout dans cette foutue jungle se ressemblait. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Pourquoi est-ce qu’on lui en voulait, à lui ? Il n’avait rien fait ici…pas encore, en tout cas. John avait ordonné qu’on traite bien tous les employés de la compagnie, et Michael n’avait jamais pu baisser autant les salaires qu’il le désirait. Fondamentalement, les indigènes n’avait aucun grief contre eux, et encore moins contre lui. Pourquoi s’en prenaient-ils à lui ? Et pourquoi ainsi ?

 

Comme beaucoup, il avait eu vent de certains mouvements d’Amérique du Sud qui voulaient revenir à « d’anciennes valeurs », mais il pensait que le Paraguay était loin de tout ça. Il n’avait jamais pensé à prendre une arme, et de toute façon ne savait pas s’en servir. Il était venu ici pour augmenter le travail des employés, ça aurait dû être perçu comme une bénédiction durant la Crise, non ? Dans le monde entier, des hommes étaient prêts à tuer pour avoir du boulot, et voilà qu’on voulait le tuer alors qu’il venait en donner plus !

C’était incompréhensible.

 

Son cœur continuait de battre trop fort dans sa poitrine, et il n’arrivait plus à enlever ses doigts de son moignon, incapable de le regarder ou de le laisser. Il avait peur. Il savait que ces hommes étaient fous, ou faisaient bien semblant. Michael était conscient de ne pas être quelqu’un d’aimé, et il n’était pas impossible de penser qu’on puisse vouloir l’éliminer.

Evidemment, il supprima de suite John qui n’aurait jamais le cran de faire ça, et chassa rapidement sa femme dans la liste des suspects potentiels : même si elle avait le mobile, elle ne pouvait pas se libérer du monde dans lequel il l’enfermait, du moins pas assez pour pouvoir contacter les professionnels requis. En plus, ces types étaient déguisés comme des aztèques ou des mayas…c’était trop recherché, original pour des tueurs à gages, qui devaient préférer la vitesse et l’efficacité.

 

Non, ça ne pouvait être que des fous, des indigènes devenus tarés et qui voulaient s’en prendre au Grand Ennemi Blanc. Des dingues qui ne comprenaient pas la marche du monde, et qui…

 

« Yaaaaa ! »

 

Le hurlement provenait des cimes de l’arbre sous lequel il se trouvait, et il reconnut le petit être qui l’avait mutilé, en train de descendre les branches pour le rejoindre ; il voulait finir le travail. Michael se remit immédiatement à courir, mais sentit que ses membres étaient très lourds, fatigués…il n’irait pas loin ainsi. La perte de sang devait l’avoir fragilisé, et il ne pourrait pas tenir longtemps si ça continuait ainsi. Il devait absolument trouver de l’aide, essayer d’échapper à ces fous et…

 

« Yahaaaahaaaa ! »

 

De derrière un tronc sortit l’autre chasseur, et Michael dû changer sa route pour éviter son coup de machette. Ils étaient maintenant à deux sur lui ! Les rayons de soleil entre les feuilles ne parvenaient pas à l’aiguiller, il courrait à perdre haleine sans savoir où aller et était bien conscient que cela le mènerait vers sa fin. Seulement, il ne savait que faire d’autre et…

 

« Non ! »

 

A nouveau, un indigène apparut devant lui, habillé comme les autres et portant le même type d’arme. Il semblait plus gras et ramassé, mais Michael se força à nouveau à courir pour l’éviter. Plusieurs autres fous firent ainsi leur apparition autour de lui, tentant de le frapper, de le découper ou même de l’attraper, mais il parvenait toujours à éviter leurs essais – sans vraiment savoir comment.

Michael n’avait plus rien de l’homme superbe et séduisant qu’il avait été quelques heures auparavant : sa veste était élimée, son pantalon quasiment détruit par les mauvaises herbes et la course, sa chemise recouverte de son propre sang et son visage était blême, ravagé par la douleur, l’incompréhension et la peur.

 

Il était terrifié. Il savait que les hommes qui étaient après lui n’abandonneraient pas et finiraient par l’avoir. Plusieurs étaient moins avenants et moins athlétiques que ses premiers agresseurs, mais ils arriveraient à leurs fins ; et il ne savait pas pourquoi.

Michael courrait, courrait, essayait de mettre le maximum de distance entre eux et lui, mais il ne savait même pas depuis combien de temps tout ça avait commencé. Il avait l’impression que ça durait depuis des heures, mais il sentait qu’il perdait pied : tout dans cette jungle se ressemblait, il avait l’impression de voir sur chaque arbre un de ses agresseurs, que les arbres formaient des murs qui se rapprochaient de plus en plus pour l’étouffer…il avait la tête qui tournait. Il avait envie de vomir, de tomber, de se laisser aller, mais il savait qu’il ne le pouvait pas.

 

Michael devait courir, encore et encore, pour espérer s’en sortir et surtout savoir qui lui avait fait ça. Il avait peur de mourir, mais pas parce qu’il regretterait ce qu’il avait fait : non, il mourrait sans remords. En fait, il avait peur parce qu’il voulait au moins savoir qui lui avait fait ça, et pourquoi. Qui il avait suffisamment énervé pour mériter un tel sort. L’ignorance l’empêcherait de mourir en paix.

 

« Yaaaaa !

  • Aaaaah ! »

 

A nouveau, le petit être qui lui avait tranché la main apparut devant lui, et il tourna directement sur sa gauche, sa droite étant prise par plusieurs gros arbres. Le fou lui courrait après, la machette en l’air, et Michael ne pouvait s’empêcher de fuir en avant tout en fixant son adversaire ; il ne pouvait le voir sous son masque, mais il était certain que cela devait être quelqu’indigène consanguin, élevé dans la haine du Blanc et du capitalisme. Il se vengerait de tout ce pays s’il s’en sortait, il ferait payer à tous ces tarés ce qu’il était en train de…

 

« Naaaaaaaahhaaaaaah !!! »

 

 

 

Le corps de Michael était désormais sans vie, désarticulé comme un pantin plusieurs mètres en dessous du rebord de la falaise qu’il n’avait pas vue. Ses membres reposaient, blessés, alors que ses yeux étaient encore ouverts et fixaient un caillou quelconque ; sa bouche exprimait sa terreur, et ses doigts étaient encore posés sur son moignon, comme si même la Mort ne pouvait les détacher. Non, il ne reposerait pas en paix.

 

« Tu l’as eu ?

  • Oui. »

 

Le second chasseur arriva quelques secondes plus tard, se plaçant à côté de son camarade, qui fixait le corps. Lentement, ce dernier enleva son masque, révélant une longue tignasse blonde soignée ainsi qu’un visage extrêmement blanc et assez jeune ; son comparse fit de même, ayant quant à lui des cheveux courts mais une peau toute aussi blanche, contrastant avec sa peau très sombre.

 

« Ca fait donc le point pour toi.

  • Double point, même : Michael étant blanc et plus cultivé que beaucoup de paraguayens, je mérite un double point. Pour le résultat et le style.

  • C’est vrai. Ça donne quoi ?

  • On est ex-aequo, Josh est à deux points et les autres sont loin derrière.

  • C’est serré.

  • Ouaip. La coupe du séminaire « Jeu, Nature et Détente » va se jouer entre toi et ton patron, mon ami. Viens, allons nous débarbouiller. »

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